Dans l’un de nos articles précédents, nous nous sommes brièvement intéressés à la manière dont les linguistes culturels étudient les complexités des cultures humaines, dans leurs relations avec les problématiques de la langue et de l’identité. L’activité de traduction est comme une immersion conceptuelle au cours de laquelle les éléments d’une langue sont consciemment détruits, puis reconstruits dans une autre langue. Cela implique nécessairement l’existence d’une matrice commune à toutes les langues. En effet, les linguistes historiques étudient la reconstitution d’une protolangue universelle qui se serait perdue. Pourtant, toute étude sérieuse sur les phénomènes linguistiques ne peut nier la nature de la signification d’une langue, à savoir la sémantique.
Les croyances populaires sur la manière dont les humains ont acquis la capacité d’établir une distinction entre la langue et les objets qu’elle représente pourraient ne pas être correctes. Même s’il est vrai que la linguistique moderne a connu un début rapide au cours du vingtième siècle, le premier grammairien rappelle que dans l’histoire de la science, c’est bien le célèbre Panini, qui a produit des textes faisant autorité en ce qui concerne la phonologie, la syntaxe et d’autres aspects formels de la langue, quelque part en Inde, 2500 ans avant notre ère.
Est-ce qu’une rose portant un autre nom dégagerait le même parfum ? Le Barde était bien plus qu’un écrivain talentueux et excellent pour décrire les travers de la nature humaine. La métrique impeccable des sonnets nous indique qu’il possédait une compréhension hors-du-commun du milieu de la linguistique qui dépasse l’intelligence et le talent infini. La sensibilité linguistique de William Shakespeare transcenda la langue même. Il possédait ce que les linguistes appellent la « conscience métalinguistique », cette capacité à concevoir la langue comme un système séparé avec des règles et principes perceptibles.
Environ un siècle plus tard, Isaac Newton décrivit la production des voyelles par l’appareil phonatoire en termes de modulations spécifiques du milieu d’air impliquant l’étirement et la contraction des muscles responsables de la respiration. Cette observation brillante et clairement formulée ne reçut pas un accueil favorable. En fait, penser à la nature et à la structure de la langue nécessite une avancée révolutionnaire en ce qui concerne la conscience, une évolution qui reste encore à faire.
La conscience métalinguistique n’est en aucun cas nécessaire pour parler. D’une certaine manière, on peut dire que toutes les espèces communiquent par des sons et des gestes. Depuis plusieurs décennies, les chimpanzés jouent un rôle de premier plan dans la communication entre espèces. Des études scientifiques régulièrement publiées font l’éloge des capacités quasi-humaines des siamois lors d’expériences en laboratoire. Mais je ne pense pas me tromper en affirmant qu’aucun primate ne sera bientôt capable d’écrire un sonnet et qu’aucun d’entre eux a du mal à s’endormir le soir à cause de questionnements sur l’origine des mots.
L’acquisition du langage chez un enfant est un processus essentiellement inconscient. Noam Chomsky suggéra l’existence d’une « faculté de langage » qui disparaîtrait à l’apparition de la puberté. Passé cet âge, toute personne serait incapable de parler une deuxième langue comme s’il s’agissait de sa langue maternelle. Si l’on s’en tient à ce modèle, l’esprit d’un enfant est loin d’être vide, mais il contient un ensemble de règles fondamentales, prêtes à être appliquées à la perception et à l’adoption de principes constituant la réalité linguistique dans le contexte dans lequel il est né. Avant que la langue ne soit complètement acquise, cette matrice innée s’imprègne d’une forme fixe l’empêchant d’être utilisée à nouveau de la même manière.
Le champ de la sémantique élargit les frontières de la perception humaine pour essayer de trouver des réponses aux énigmes qui accompagnent l’histoire et l’évolution humaine depuis des milliers d’années. Les philosophes grecs, auxquels nous devons le berceau de la civilisation occidentale, étaient convaincus que la langue est irrationnelle et contradictoire et qu’il est donc impossible de l’expliquer ou de la comprendre complètement. Nous nous rendons bien compte que cette manière de penser est encore d’actualité.