La langue est un marqueur d’identité, c’est elle qui nous permet d’exprimer notre opinion, notre prise de position et donc d’affirmer notre personnalité. De surcroît, elle caractérise notre appartenance à une nation, à un groupe social. Mais que se passe-t-il lorsqu’une personne parle plusieurs langues et qu’elle est immergée simultanément dans plusieurs cultures ? Possède-t-elle plusieurs identités ? En d’autres termes, parvient-elle à définir son appartenance ou jongle-t-elle entre les cultures qu’elle côtoie ?
La relation entre la langue et l’identité a fait l’objet d’études scientifiques au cours desquelles les chercheurs ont observé chez des bilingues ou polyglottes des changements de comportement en fonction des langues dans lesquelles ils s’expriment. En effet, le Professeur David Luna et ses collègues de l’université américaine Baruch College ont demandé à des étudiantes hispano-américaines complètement bilingues de figurer dans des spots publicitaires se déroulant sur deux sessions : lors du premier tournage, les jeunes femmes devaient s’exprimer en espagnol et six mois plus tard en anglais. À l’issue de cette étude, les chercheurs ont observé que lorsque les jeunes femmes s’exprimaient en espagnol, elles étaient sures d’elles et extroverties alors qu’elles adoptaient un comportement plus traditionnel et plus introverti dans les publicités en anglais. Il convient de noter que ce changement de comportement intervient surtout chez les personnes immergées dans une culture autre que celle de leur langue maternelle. Ce sera notamment le cas d’un Français habitant en Italie qui, au bout d’un certain temps, commence à adopter quelques réflexes du langage des mains propre aux Italiens ou d’un étranger émigrant aux États-Unis qui s’appropriera tous les tics de langage tels que l’utilisation de « freaking » à toutes les sauces mais également d’autres petits mots typiquement américains « kind of, sort of ». Le locuteur en question ne prête généralement pas attention à ce changement d’attitude, le phénomène intervenant de manière automatique.
Par ailleurs, notons que les langues pratiquées par les plurilingues correspondent à des domaines spécifiques qu’ils utilisent en fonction des besoins de communication : vie professionnelle, universitaire et privée. Chaque langue obéissant à des codes culturels bien distincts, il est normal d’observer également un changement de comportement dans la pratique des langues. Un cadre supérieur travaillant en anglais adoptera l’attitude de la culture anglaise ou américaine…mais changera de comportement le soir quand il s’exprimera en italien avec sa famille.
On voit donc bien que l’identité des personnes plurilingues se trouve à la croisée des cultures, entre deux chaises, voire plus si la personne est polyglotte ; il peut être difficile pour cette personne de savoir de quel côté son cœur balance. Dans son ouvrage intitulé « Identités collectives et changements sociaux », Pierre Tap répond à cela en affirmant que la personne multilingue trouverait son identité personnelle dans les points communs existant entre les langues et les cultures qu’elles côtoient au quotidien.
À présent, nous souhaiterions parler du phénomène de diglossie consistant à utiliser une langue plus qu’une autre. C’est le cas notamment des émigrés qui doivent parler la langue dominante, c’est-à-dire la langue du nouveau pays dans lequel ils se trouvent tout d’abord pour toutes les démarches administratives mais également dans le cadre de leur emploi. Il se peut que ces dernières rencontrent quelques problèmes dans l’expression de leurs sentiments, de leur état d’âme dans la langue qui n’est pas leur langue maternelle. Par exemple, il leur sera plus difficile de se confesser dans cette langue plutôt que dans leur langue maternelle. Cela est également dû au fait que qu’ils considèrent leur deuxième langue comme une langue « forcée », qu’ils n’ont pas nécessairement choisi et auront du mal sur le plan émotionnel à parler de choses intimes, qui touchent le plus profond de leur être.
Cette problématique de l’identité chez les personnes aux langues multiples transparaît également dans des travaux d’écriture réalisés par des écrivains bilingues. Ces derniers préfèrent rédiger dans une autre langue que leur langue maternelle, mais dans quel objectif ?
Pour certains, il s’agit d’une véritable « quête identitaire », la recherche d’un nouveau Moi par un processus de remise en question. Comme le dit Lise Gauvin, écrire dans une langue étrangère permet de faire « faire émerger un nouveau Moi ». L’expression dans l’autre langue permet à l’auteur de s’analyser de l’autre côté du miroir. Écrire dans une autre langue aurait donc un effet thérapeutique comme c’est le cas de l’auteur Emil Cioran pour lequel l’écriture en français constitue une échappatoire, le moyen de rejeter sa langue maternelle et les moments difficiles vécus dans son ancien pays.
Malgré leurs efforts réalisés, il semblerait que le dessein de ces écrivains ait échoué puisqu’ils traversent eux-aussi une « crise d’identité » ne sachant plus de quel côté ils appartiennent. Dans son ouvrage autobiographique intitulé « Le Grand Large du Soir », Julien Green nous confie « je chante aussi [Happy Birthday] comme si je ne suis pas sûr qu’il s’agisse bien de moi, sans doute chanté-je pour mon double ».
Certes, il est parfois difficile d’évoluer entre deux ou plusieurs cultures mais que cette situation offre un grand avantage : celui de construire son identité à partir de plusieurs repères, références linguistiques et culturelles.